VI
Le raclement des ancres le réveilla. Dans la lumière trouble du soleil levant, il vit à l’horizon la flotte du Sud, voguant en vaine formation de combat, vers la flotte de Jagreen Lern.
Ou bien, pensa-t-il, les rois du Sud étaient très courageux, ou alors ils sous-estimaient la force de leurs ennemis.
Sur le pont du navire de Jagreen Lern, on avait monté une grande catapulte et des esclaves y avaient déjà posé une grosse boule de poix enflammée. Elric savait que, normalement, de telles machines étaient plutôt un embarras qu’une aide, et qu’on leur préférait des machines plus légères, plus faciles à manœuvrer. Mais les ingénieurs du Théocrate n’étaient pas stupides : Elric vit qu’ils avaient installé un mécanisme supplémentaire permettant de l’armer rapidement.
Le vent était tombé, et la grande galère de Jagreen Lern n’avançait plus que par la force de ses cinq cents rameurs. Les guerriers prirent leurs postes sur le pont, se rangeant dans le plus grand ordre à côté des grandes plates-formes faisant à la fois office de grappins et de passerelles pour aborder le pont des navires ennemis.
Elric dut admettre que le Théocrate avait tout prévu, il ne s’était pas fié uniquement à une aide surnaturelle ; jamais il n’avait vu navires aussi bien équipés.
Oui, la flotte du Sud était bel et bien condamnée. Engager le combat contre le Théocrate n’était pas de la bravoure, mais de la folie.
Mais Jagreen Lern avait commis une erreur. Dans sa soif de vengeance, il avait redonné à Elric quelques heures de vitalité, et cette vitalité s’étendait à son esprit aussi bien qu’à son corps.
Stormbringer avait disparu. Avec l’épée, il était pratiquement invincible. Sans elle, il était impuissant. Il devait donc rentrer en possession de son épée. Mais comment ? Elle était retournée au Chaos avec ses frères, sans doute entraînée par leurs forces combinées.
Il devait prendre contact avec elle.
Mais il n’osait pas invoquer l’immense horde des lames démoniaques, ce serait trop tenter la providence.
Avec un claquement sec suivi d’un grondement sourd, la catapulte géante lança sa première charge. La grosse boule de poix enflammée décrivit une grande courbe au-dessus de l’océan et tomba court. Autour de son point de chute, l’eau bouillonna longtemps. Rapidement, les hommes réarmèrent la machine de guerre, et en un rien de temps une autre charge de poix était en place. Jagreen Lern regarda Elric en riant.
— Mon plaisir sera court, hélas. Ils ne sont pas assez nombreux pour que le combat en vaille la peine. Regarde-les mourir, Elric !
Elric ne répondit pas, feignant un découragement total.
La boule enflammée tomba au beau milieu d’un des premiers navires du Sud, et Elric aperçut de minuscules silhouettes s’agiter en tous sens, essayant en vain de rejeter par-dessus bord la masse enflammée qui coulait sur le pont, mais en moins d’une minute le navire entier était en feu, et l’équipage se jeta à l’eau.
L’air était empli du vrombissement des boules de feu ; arrivant à distance de tir, les navires du Sud répliquèrent avec leurs catapultes légères. Le ciel semblait empli de mille comètes, et la chaleur égalait presque celle de la chambre de torture où Elric avait passé deux sinistres journées.
Des fumées noires s’élevaient de partout, et les féroces éperons de cuivre faisaient craquer les carcasses des navires ennemis, les empalant comme des vulgaires poissons. Elric entendit les cris sauvages des guerriers passant à l’abordage, les armes s’entrechoquant.
Puis les sons ne lui parvinrent plus que de très loin, car il se concentrait.
Enfin, il fut prêt et, espérant qu’on ne l’entendrait pas dans le tumulte de la bataille, il s’écria d’une voix déchirante et désespérée : Stormbringer !
Son esprit tendu à l’extrême fit écho à sa voix par un cri intérieur, et, au-delà de la bataille qui faisait rage, au-delà de l’océan, au-delà même de la Terre, il contempla un lieu empli d’ombres et de terreur. Quelque chose y bougeait ; des choses innombrables y bougeaient.
— Stormbringer !
Il entendit un juron derrière lui et vit Jagreen Lern le montrer du doigt.
— Bâillonnez-moi ce sorcier au blanc visage ! Jagreen Lern rencontra le regard d’Elric et se mordilla les lèvres, hésitant un long moment avant d’ajouter : Et s’il ne cesse pas de marmonner, abattez-le !
Le lieutenant commença à monter vers lui.
— Stormbringer ! Ton maître se meurt !
Il se débattit en vain contre les cordes qui mordaient dans ses chairs.
— Stormbringer !
Toute sa vie durant, il avait haï cette épée dont il dépendait, et maintenant, il l’appelait comme un amant appelle sa bien-aimée lointaine.
Le guerrier le secoua rudement par les pieds.
— Silence ! Tu as entendu mon maître !
Elric baissa la tête, vers le guerrier et le regarda avec des yeux fous. L’homme trembla de tout son être et tira son épée, s’accrochant d’un bras au mât et s’apprêtant à frapper de l’autre le coup mortel.
— Stormbringer ! sanglota Elric. Il fallait qu’il vive. Sans lui, le monde tomberait aux mains du Chaos.
Le guerrier étouffa un cri et laissa échapper son épée. Il semblait vouloir éloigner un objet invisible de sa gorge ; Elric vit que le sang coulait à flots de sa main, dont les doigts avaient été coupés net. Puis, lentement, une forme se matérialisa et l’albinos reconnut avec un soulagement indescriptible une épée, son épée runique, qui empalait le guerrier et buvait son âme !
Le guerrier tomba sur le pont, mais Stormbringer resta suspendue dans l’espace et, après avoir coupé les cordes liant les poignets d’Elric, vint se placer avec une abominable affection dans la main droite de son maître.
Immédiatement, la force vitale volée au guerrier mort infusa son être et toute douleur disparut de son corps. Sans perdre un instant, il s’accrocha d’une main aux cordages du mât et coupa ses autres liens.
— Et maintenant, Jagreen Lern, nous verrons qui se vengera ! dit-il en se balançant au cordage.
Il retomba sur le pont avec une agilité féline, empli d’une extase divine en sentant la vitalité impie de la lame noire se répandre dans ses veines avec une force sans précédent.
Puis il vit que les plates-formes d’abordage avaient été abaissées et qu’il ne restait plus que quelques hommes à bord du vaisseau amiral. Jagreen Lern et les autres devaient être allés à l’abordage du navire prisonnier de leurs grappins.
Il aperçut un énorme baril empli de poix, et une torche allumée, il la saisit et la jeta dans la masse de poix.
— Jagreen Lern gagnera peut-être cette bataille, mais son navire coulera avec ceux du Sud ! marmonna-t-il avec une grimace sinistre. Puis il se précipita vers la cale où Tristelune devait toujours se trouver.
Il souleva la lourde écoutille et vit la forme inanimée de son ami. Ils avaient dû le laisser mourir de faim. Un rat s’enfuit en voyant la lumière.
Elric sauta dans la cale et vit avec épouvante qu’une partie du bras droit de Tristelune avait déjà été rongée. Il le souleva et le mit sur son épaule, entendant avec soulagement que le cœur battait encore faiblement. Puis, il regagna le pont avec son précieux fardeau.
Il se demanda avec quelque inquiétude comment se venger du Théocrate sans mettre son ami en péril, il continua néanmoins à avancer vers la plate-forme d’abordage. L’apercevant, trois guerriers sautèrent sur lui. L’un deux cria :
— L’albinos ! Le pirate s’est échappé !
Elric l’abattit en bougeant à peine le poignet, la lame noire fit le reste. Les autres reculèrent, se souvenant de son entrée à Hwamgaarl.
Une force nouvelle coula dans ses veines, chaque cadavre accrut son énergie. C’était une énergie volée, certes, mais sans elle il n’aurait pu survivre ni gagner la bataille dont dépendait le sort de la Terre.
Il courut sans même sentir son fardeau, traversa la plate-forme et mit pied sur le pont du navire, au mât duquel flottait l’étendard d’Argimiliar. Il vit un petit groupe d’hommes commandés par le roi Hozel en personne, les traits défaits par la certitude de la mort. Une mort bien méritée, pensa Elric, mais qui signifiait, hélas, une nouvelle victoire pour le Chaos.
Un cri d’une intonation différente attira son attention, et il crut en être l’objet, mais il vit un des hommes de Hozel montrer le nord en disant quelque chose à ses camarades.
Elric regarda dans cette direction et vit, avec des sentiments mitigés, les fières voiles des Cités Pourpres ; elles étaient peintes de couleurs vives et parfois rehaussées de broderies, car les seules décorations que les austères Seigneurs de la Mer se permettaient étaient celles de leurs voiles.
Mais ils arrivaient trop tard. Et même s’ils avaient été là depuis le début de l’engagement, il était peu probable qu’ils eussent pu modifier l’issue de la journée.
Jagreen Lern aperçut alors Elric et cria des ordres à ses hommes, qui avancèrent vers l’albinos.
Elric fit tournoyer sa lame runique, et les guerriers de Pan Tang reculèrent terrifiés. Certains, touchés par la lame, poussèrent des gémissements. La voie était libre maintenant, jusqu’à Jagreen Lern.
Les navires des Cités Pourpres étaient presque arrivés à portée de la catapulte.
Elric fixa le visage terrifié du Théocrate et rugit :
— Je doute que ma lame ait la force de percer ton armure d’un seul coup, et je n’ai pas le temps de t’en porter davantage. Je te laisse donc pour le moment, Théocrate, mais souviens-toi… même si tu conquiers le monde entier, jusqu’aux pays inconnus de l’Est, ton âme est promise à mon épée, et un jour elle la boira.
Sur ces mots, il jeta la forme inconsciente de Tristelune par-dessus bord, et plongea à sa suite dans la mer houleuse.
Agrippant le corps inerte de son ami, il s’éloigna avec des brassées surhumaines vers le navire commandant la flotte des Seigneurs de la Mer, celui de Kargan.
Derrière lui, Jagreen Lern et ses hommes purent contempler leur vaisseau amiral en flammes. Elric s’en réjouit d’autant plus que cela détournerait leur attention de la flotte de Kargan.
Confiant dans les remarquables qualités de marin des Seigneurs de la Mer, il nagea droit vers le galion de tête, tout en criant le nom de Kargan.
Le navire vira légèrement de bord et il vit des visages barbus apparaître au bastingage. Il attrapa sans mal une des cordes qu’ils lui lancèrent, et se laissa hisser à bord avec son fardeau.
Kargan n’en croyait pas ses yeux.
— Elric !… Nous vous pensions mort ; et à vous voir, on dirait que vous l’avez été, ou pis !
Elric recracha l’eau salée qui emplissait sa bouche, et parla sur un ton pressant :
— Kargan, il faut retourner au port, avec toute votre flotte ! Il n’y a aucun espoir de pouvoir sauver les Sudistes ; ils sont perdus. Nous devons préserver nos forces pour une autre bataille.
Kargan eut un moment d’hésitation, puis donna l’ordre, qui fut rapidement transmis aux soixante navires qui le suivaient.
Tandis qu’ils faisaient voile vers le nord, Elric vit qu’il ne restait pour ainsi dire rien de la flotte sudiste. Sur plus d’un mille carré, la mer était jonchée d’épaves en feu, et les cris des mourants se mêlaient au sinistre crépitement des flammes.
— Après la défaite totale de la marine du Sud, dit Kargan en regardant le médecin qui prodiguait ses soins à Tristelune, leurs pays ne résisteront pas longtemps devant les hordes de Pan Tang. Comme nous, le Sud s’est trop fié à sa flotte. Cette leçon m’a appris que nous devons renforcer nos armées terrestres si nous voulons avoir la moindre chance de les repousser.
— Dorénavant, dit Elric, votre île nous servira de quartier général. Nous la fortifierons au maximum, et de là nous suivrons ce qui se passe au Sud. Alors, médecin, comment va mon ami ?
— Ses blessures sont vilaines, mais il vivra. On peut espérer qu’après un mois de repos il n’y paraîtra plus.
— Je veillerai à ce qu’il prenne ce repos, promit Elric.
La main sur la garde de sa noire épée runique, il se demanda quelles tâches les attendaient encore avant l’ultime bataille qui opposerait la Loi au Chaos.
Malgré le coup qui lui avait été porté en renvoyant définitivement les Ducs de l’Enfer dans leur ténébreuse province, le Chaos allait bientôt dominer la moitié du monde, et plus Jagreen Lern accroissait son pouvoir, plus le Chaos devenait menaçant.
Il soupira et se tourna vers le nord.
Ils arrivèrent à l’Ile des Cités Pourpres le surlendemain. Préférant l’avoir sous la main à tout moment, Kargan ordonna que la flotte reste groupée dans le grand port d’Utkel.
Toute la nuit suivante, Elric conféra avec les Seigneurs de la Mer. Des messagers furent envoyés à Vilmir et à Ilmiora. Vers le matin, on frappa discrètement à la porte.
Kargan alla ouvrir et regarda avec étonnement le grand homme au visage noir qui lui apparut.
— Sepiriz ! s’écria Elric. Comment êtes-vous venu ici ?
— À cheval, répondit le géant en souriant. Vous connaissez la puissance de nos coursiers. Je suis venu vous porter un avertissement. Nous avons réussi à prendre contact avec les Seigneurs Blancs, mais ils ne peuvent guère nous aider pour le moment. Il faudrait percer un passage jusqu’à leur plan à travers les barrières érigées par le Chaos. Les navires de Jagreen Lern ont vomi leurs guerriers sur le Sud, et ils se répandent sur tout le continent. Nous ne pouvons rien faire pour les arrêter. Et lorsqu’il aura consolidé son pouvoir terrestre, il pourra recevoir une aide accrue du Chaos.
— Et quelle sera ma prochaine tâche ? demanda Elric.
— Je ne le sais pas encore. Mais j’étais venu vous parler d’autre chose. Le pouvoir de votre lame s’est accru depuis son séjour chez ses frères. Vous avez sans doute remarqué avec quelle rapidité elle vous redonne des forces ?
Elric inclina la tête en signe d’assentiment.
— Ce pouvoir est d’origine maléfique, et maléfique en lui-même. La puissance de la lame ne cessera d’augmenter, et parallèlement, la vôtre. Mais, comme cette force qui emplira votre corps est d’origine chaotique, vous devrez lutter avec plus d’acharnement que par le passé pour la contrôler.
Elric soupira et posa une main sur le bras de Sepiriz.
— Merci de m’avoir prévenu, ami. Mais en battant les Ducs de l’Enfer, auxquels je devais jadis obéissance, je pensais bien ne pas m’en tirer sans égratignures. Écoutez-moi, Sepiriz, et vous aussi…
Il se tourna vers les Seigneurs de la Mer.
Il sortit de son fourreau la lame gémissante et la leva devant lui, pour que tous pussent voir le terrible pouvoir qui émanait d’elle.
— Cette lame fut forgée par le Chaos pour conquérir le Chaos, et telle est aussi ma destinée. Même si le monde redevient une boule de gaz incandescent, je vivrai. Et je jure par l’Équilibre Cosmique que la Loi triomphera et qu’un nouvel Âge de la Terre commencera.
Déconcertés par ce terrible serment, les Seigneurs de la Mer échangèrent des regards inquiets, mais Sepiriz sourit.
— Espérons-le, Elric, dit-il. Espérons-le.